CHIC, LE BAC !

CHIC, LE BAC !

 

Ce mercredi 15 juin, nous avons la chance d’avoir un corrigé du bac Philo, alors que les potaches ont à peine remis leurs copies.

J’entends déjà les critiques : Oui, mais votre sujet ne date pas d’aujourd’hui !

Je leur réponds sans hésiter : Peut-être, mais il pourra servir une autre fois.

Et il est de la main d’un expert.

2011 Baccalauréat Métropole

Philosophie – série S

Peut-on avoir raison contre les faits ?

*   *   *

Lorsque mon grand-père, Igor, décrétait qu’il faisait chaud, aucun thermomètre au monde n’était susceptible de le contredire, eût-il affiché 0° C. Il ouvrait grand les fenêtres, avant de troquer son complet-veston contre un short en coton et un marcel. C’est dans cette tenue quasiment balnéaire qu’il sortait ensuite faire ses courses, en plein mois de novembre, à Francfort, sous le regard frileux des passants.

Qu’un thermomètre affiche 0° C, voilà qui relève indéniablement de la sphère factuelle. Pourtant, lorsque mon grand-père affirmait avoir chaud, ce n’était pas une simple opinion, croyez-moi. Il suait à grosses gouttes et pouvait parcourir des kilomètres en tongs, à la recherche d’un coin d’ombre ou d’un marchand de glace.

Alors qui avait raison ? Mon grand-père, d’avoir chaud ? Le thermomètre, d’afficher 0° C ?

Ce qui est sûr c’est qu’en novembre à Francfort, les marchands de glace ont fermé boutique depuis belle lurette, c’est un fait. Ont-ils raison ? La question offre une perspective intéressante sur les aspects marketing et comptable de cette vaste problématique, sur lesquels nous ne nous attarderons pas, ils pourraient être jugés hors-sujet. Pourtant, la maison Berthillon est ouverte l’hiver et fermée l’été, suggérant aux glaciers conventionnels une politique commerciale alternative, mais revenons-en au point de vue strictement philosophique.

Peut-on avoir raison contre les faits ?

Selon Nietzsche, « Le fait s’impose massivement, sans raison ». Tout comme mon grand-père. Encore qu’il prétextait toujours une bonne raison, mais ce n’est pas le lieu ici de vider un contentieux familial.

Reprenons plutôt la métaphore météorologique, elle est irréfutable.

L’ouragan Igor, pour prendre un exemple neutre, fit 4 morts et 100 millions de dollars de dégâts à Terre Neuve, en 2010. Il aurait pu frapper les Bermudes, ce sont même les terres vers lesquelles il se dirigeait avant de changer brutalement de direction et de passer en catégorie 5. Ajoutons à cela que Terre Neuve n’est pas une région à cyclones, et nous nous trouvons typiquement devant un fait qui s’impose massivement, sans raison.

Un ouragan, il est vrai, est un fait massif, en soi. Aussi, avant toute conclusion hâtive, examinons, par précaution, un fait de plus petite dimension. La définition de l’auteur de Zarathoustra y conservera-t-elle sa pertinence ?

Mon neveu, Sacha, aime la glace, sans doute une prédisposition génétique. En rentrant du mini-golf l’autre jour, sa boule vanille est tombée de son cornet qu’il tenait de travers, obéissant ainsi à la loi de Newton sur la gravité universelle. Sacha a pleuré, mais le fait que je veux mettre ici en exergue est la chute de sa boule vanille. Je ne sais si l’on pouvait se procurer un cornet de glace vanille avant Newton, n’ayant en tête ni la date de parution de sa théorie, ni celle de la confection des premières glaces cornet. Ce que je veux dire, c’est que même si mon neveu avait tenu son cornet de travers dans les salons de Cléopâtre, sa boule vanille aurait chu tout aussi irrémédiablement, conférant au fait (i.e. la chute de la boule vanille) une causalité prévalant sur la théorie (i.e. la loi de Newton, élaborée 19 siècles plus tard). Et je fais ici le pari que si demain un savant fou parvenait à réfuter la théorie de Newton, il demeurerait prudent malgré tout de maintenir droit son cornet de glace.

Le fait a donc raison de la théorie, ce qui soulève une question fondamentale : qu’est-ce qu’avoir raison, au juste ?

Revenons à l’ouragan Igor et à ses quatre morts. Que savons-nous d’eux ? Peu de choses en réalité. Sans doute était-ce de braves gens, paix à leur âme. Mais imaginons (c’est une simple hypothèse) que nous ayons eu affaire à de dangereux criminels. Leur casier judiciaire nous eût-il pour autant permis d’affirmer que l’ouragan avait eu « raison » ? Certainement pas ! C’eût été lui prêter une intention dont il est incapable, si ce n’est dans l’esprit des rares fidèles qui croient encore en Neptune ou Poséidon.

Assurément, qu’il soit concordant, accompli ou même divers, le fait est dépourvu de volonté. Pour parfaire la définition de Nietzsche, je dirais que le fait est apathique. C’est même là que réside sa force.

Comment avoir raison contre quelque chose qui, intrinsèquement, ne peut avoir tort ?

Voilà qui fait voler notre analyse en éclats.

Justement, dans son Journal en miettes, Ionesco écrivait : « La raison, c’est la folie du plus fort. La raison du moins fort, c’est de la folie ». La Fontaine ne disait pas autre chose avec son loup et son agneau.

La raison est donc une affaire de force. Quant aux faits, s’ils n’ont pas d’intention, ils ont malgré tout leur caractère, on le sait : ils sont têtus. Pourquoi ne pas s’engouffrer dans cette faille et en finir une fois pour toute avec le mépris dans lequel ils nous tiennent ?

Être plus têtus que les faits, voilà sans doute le moyen d’avoir raison d’eux.

Tâchons de clarifier notre proposition.

La terre tourne autour du soleil. Ce simple énoncé emprunté à Copernic traduit un fait incontournable, massif, pour reprendre la terminologie nitzschéenne. Il lui aura néanmoins fallu accomplir des centaines de tours, soit des milliards de kilomètres (s’entêter, en quelque sorte) avant de triompher de la raison du plus fort, celle du Vatican en l’occurrence. Car il existe un principe qui a raison contre tous les faits : c’est la raison d’Etat. Demandez donc au capitaine Dreyfus ou aux époux Rosenberg, ils en savent quelque chose.

Ma réponse sera donc claire :

Oui, on peut avoir raison contre les faits, mais il faut être haut placé.

 

Extrait de : Ça mérite une correction, ou comment rater ses examens en 20 leçons, de Yoram Leker, aux Éditions des Belles Lettres. Et il y en a 19 autres du même calibre, depuis le certificat d’études jusqu’à l’agrégation. En vente dans toutes les bonnes librairies.

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