ORAISON FUNÈBRE

ORAISON FUNÈBRE

— Hé bien, vous n’êtes pas gai !

— C’est que l’autre jour, un jeune homme de ma famille tombe mort sur le trottoir en sortant de son usine, crise cardiaque foudroyante. Il n’avait même pas cinquante ans, autant dire un gamin, mais surtout je le connaissais depuis qu’il avait dix-huit ans.

— Toutes mes condoléances ! Mais, si je peux me permettre, quel rapport avec la prise de parole ?

— C’est que trois jours après, il y a eu la levée du corps au funérarium.

— Ah, je vois, chacun a dû y aller de quelques mots autour du cercueil ?

— C’est ce que je croyais. Le curé, invité pour la circonstance, avait été particulièrement mauvais, lisant des invocations inaudibles dans une sorte de chemise plastifiée du plus mauvais goût. Il a finalement marmonné une vague homélie passe-partout, accueillie par un silence déprimant. Alors la veuve se tourne vers moi et me chuchote : Tonton, tu veux parler ?

— Qu’avez-vous fait ?

— Difficile de se défiler ! Je me suis donc avancé et j’ai raconté à l’assistance éplorée comment j’avais fait la connaissance du défunt, à l’époque un tout jeune homme, amené par sa fiancée (la veuve d’aujourd’hui) au minuscule atelier de chaudronnerie que je dirigeais sur le boulevard de Charonne. Elle m’avait demandé de l’embaucher mais il n’avait en poche qu’un CAP raté d’ajusteur (un métier qui n’existe plus). Je l’ai pris à condition qu’il termine ses études en alternance.

— Pourquoi avait-il donc raté son CAP ?

— Parce qu’à l’épreuve de dessin technique, il avait reporté toutes les cotes justes, mais à l’envers, ce qui prouvait qu’il avait parfaitement les compétences requises, mais qu’il avait eu le trac le jour de l’examen.

— Vous avez raconté cela ?

— Oui. Et aussi qu’à la fin de l’année, il avait décroché son baccalauréat technique avec 19/20. L’assistance était ravie : une centaine d’employés de l’usine de chaudronnerie de Montreuil dont il était devenu le patron, grâce à son étonnante compétence professionnelle. J’ai conclu en disant que sa carrière était une leçon pour les jeunes, car il avait débuté en balayant l’atelier.

— J’ai compris, c’est votre fameuse technique de l’improvisation en trois temps : je nomme, je raconte une anecdote et je tire la leçon.

2 Commentaires
  • Etchebeheïty
    Posted at 11:03h, 01 janvier Répondre

    Belle histoire, malgré cette mort prématurée. Elle rappelle aussi que certains font, sur leur chemin, une bonne rencontre qui les favorise et d’autres une mauvaise qui les détruit. Croyez-vous au Destin, Marquise ? Qu’aurait valu la compétence de ce jeune homme sans le Tonton qui lui a permis de la révéler ?

  • La Marquise
    Posted at 12:17h, 01 janvier Répondre

    La Marquise répond du tac au tac à sa vieille amie Françoise : Je ne crois pas au Destin (Mektoub !), mais à l’adage érasmien « Saisir l’occasion aux cheveux » (adage 670) car, comme disait l’autre (le vieil Héraclite) : « On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve ». Et, comme le disait une jolie publicité pour la Loterie nationale : « 100 % des gagnants avaient acheté un billet ». D’ailleurs, le Tonton avait lui aussi tout intérêt à embaucher le jeune homme car il avait bien vu tout l’avantage que la petite chaudronnerie pouvait tirer de sa présence.

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